De toutes les saisons c’est l’automne que je préfère; bien que ce soit l’annonce de jours plus froids..
D’abord l’automne c’est une ambiance. En marchant le matin dans un chemin, un silence vous envahit comme si l’été avait été un bavardage incessant. Ce silence est ponctué d’un frémissement de feuille que vient troubler une brise, perturbé par le meuglement d’une vache au loin ou par les coqs matinaux qui se répondent. Un sentiment d’air ouaté vous envoute.
Après l’ambiance c’est la lumière qui, surtout pour moi qui aime la photo, fait la magie de cette période. Les matins et soirs sont enflammés par un soleil rougeoyant; la nature est repeinte comme regardée à travers un filtre orangé. Le matin le soleil joue avec des nappes de brouillards rasantes posées sur un champ de blés coupés; ces nappes sont insaisissables, plus on s’en approche et plus elles s’éloignent. Si le promeneur est patient peut être y verra-t-il une biche s’évaporer dans ce mur aqueux. Sur les haies de grandes toiles d’araignée parsemées de gouttes de rosée reflètent des arcs en ciel éphémères. La nature réinvente toutes les couleurs du jaune clair aux ocres les plus foncés, comme pour rendre au soleil ses nuances spectrales emmagasinées.
L’odeur aussi est spécifique, la terre surchauffée laisse échapper des parfums de décomposition et les labours délivrent des relents enfouis d’une année passée. S’il vient à pleuvoir alors c’est un festival de senteurs toute plus fortes les une que les autres; on peut percevoir des parfums de noisettes, de glands ou de châtaignes.
L’automne était dans ma jeunesse tout une panoplie de rituels.
D’abord c’étaient les foires ; nous nous levions tôt car comme disait mon père « c’est le matin de bonne heure que tout se passe ! » nous partions donc au lever du soleil, souvent nous enfonçant dans un brouillard annonciateur d’une belle journée. Après avoir garé la voiture dans un champ, nous descendions là où le monde des éleveurs s’était donné rendez-vous. Avant d’arriver, une odeur animale, faite de musc, de sueur, de bouses et crottins, vous prenait les narines. Attachés à une grande corde qui courait tout le long du champ de foire, des centaines de vaches ici, de chevaux ailleurs se demandaient qui pouvait bien troubler leur tranquillité habituelle. Des personnes tâtaient le cul ou le pis des vaches, ouvraient la gueule des chevaux ou soupesaient les moutons. Les maquignons, reconnaissables à leur blouse noire, sortaient leur portefeuille d’où de grosses liasses pendaient; les transactions, après discutions animées, étaient soldées rubis sur l’ongle. Les éleveurs attendaient accotés à une grosse canne de coudrier la cigarette maïs éteinte à la bouche et une casquette sur la tête. De tous temps ce sont les chevaux qui me fascinent, je pensais que si toutes ces masses de muscles se mettaient à tirer sur la corde rien ne pourrait les arrêter. Ces animaux piaffaient, renâclaient et secouaient la tête dans un bruit métallique produit par leur licol. Un nuage de vapeur se dégageait de leur dos dans ce froid matinal. L’instant le meilleur pour nous, enfants, était la partie de manège que l’on effectuait. Je préférais toutefois le déjeuner, vers dix heures nous nous installions sous une tente ou trônaient de grandes tables en bois cernées de bancs du même «métal». Nous prenions place et là, on nous apportait un gigot d’agneau cuit devant nous à la broche. Le goût était magique et la viande fondait dans la bouche. Mon père et ses trois copains qui dépassaient tous le quintal n’étaient pas rassasiés avec un seul gigot. La foire se terminait dans cette ambiance festive où la chair et le vin venaient rougir les visages, mon père résumait souvent ces moments par un «on a bien vit ! » Patois local qui voulait dire « on a bien vécu! » ou mieux « nous avons passé un bon moment!".
Ensuite c’était la chasse. L’ouverture était une fête. Les chasseurs étaient vêtus de leurs plus beaux atours ; des bottes de caoutchouc, enfermant un pantalon de toile verte lui-même ceinturé d’une cartouchière remplie que cachait en partie une grande veste de treillis; cette dernière était pourvue d’une grande poche dans le dos ouverte de chaque côté pour accueillir un gibier hypothétique. Un fusil rutilant, astiqué pour l’occasion, venait terminer la panoplie. Il ne fallait pas oublier le coéquipier indispensable qu’était le chien. Je me rappelle la chienne de mon père, elle s’appelait Rita. Elle n’avait plus que trois pattes; un accident de faucheuse. Lorsqu’elle voyait son maitre sortir son fusil, elle était folle, courait partout, sautait sur les jambes de son patron, partait déjà et revenait ne comprenant pas pourquoi on n’y allait pas maintenant. Le soir elle revenait fourbue, les oreilles et son moignon en sang d’avoir traversé des buissons d’épines pour déloger un lapin apeuré. Évidemment, comme toutes choses ici, cette ouverture de chasse entrainait des petits déjeuners aux tripes arrosés de vin blanc; combien de lapins ont évité la mort grâce au bon entrain des chasseurs; je n’ai pas entendu parler pour autant d’accident. La journée ponctuée de détonations dans la campagne se terminait à la nuit tombante avec des récits plus extraordinaires les uns que les autres.
Il y avait la récolte des pommes. Pays du cidre, beaucoup de pommiers ornaient les cours et les champs des fermes, à l’automne il fallait donc ramasser ces fruits. C’étaient les jeunes qui étaient à l’ouvrage en premier, nous devions grimper dans l’arbre afin de le secouer avec énergie pour faire tomber les pommes. Un minimum de connaissances sur la fragilité des branches était nécessaire sinon la chute était inévitable. Ensuite, armé d’une longue perche de bois (appelée gaule) au bout de laquelle était fixé un crochet de fer, nous attrapions les petites branches pour les secouer. La suite était plus longue, il fallait ramasser les pommes, une à une, à la main dans l’herbe plus ou moins haute et les mettre dans des paniers en fer. Le panier plein nous le vidions dans de grands sacs de toile. Ces fruits ramassés, nous les transportions dans un grenier. Après Plusieurs jours un spécialiste venait avec sa presse mobile. Nous vidions les fruits dans un broyeur, le résultat était stocké dans de grosses toiles entassées les unes sur les autres. Une presse écrasait ces toiles et le jus suintait entre leurs maillages. Le jus était pompé et vidé dans de gros tonneaux en bois; il restait donc un magma sec et tassé qui contenait la chair et la peau on le dénommé le « marc », ce dernier était particulièrement apprécié des bovins. Rien n’était perdu. Le jus, délicieux nectar, restait dans les tonneaux à macérer pour devenir du cidre. Plus tard nous en mettions une partie en bouteille pour faire du « cidre bouché », breuvage pétillant recherché l’été, remplaçant la bière dans nos contrées. Plus tard encore un bouilleur de cru venait pour transformer le reste du cidre en calvados.
L’automne s’écoulait au rythme de ces activités et déclinait de frimas en frimas pour laisser la place à un hiver qui mettrait cette nature au repos.