Paul prend le métro comme d'habitude, il est ailleurs, comme d'habitude
aussi, présent en corps et en espace mais son esprit vagabonde.
Ce matin son réveil lui a distillé une musique: "Ton histoire"
d'Isabelle Boulay; ce n’est pas tellement son genre de musique, pas du tout
même, mais cette voix chaude, cet accent, le souvenir qu'il a de la chanteuse
rousse. Il soupire et tombe sous son charme. Il sait que cet air va le hanter
une partie de la journée. Il sait aussi que tout est question de contexte,
surtout la musique, elle véhicule des embolies de sentiments, plus tard cela se
transformera en souvenirs. Le décalage est énorme quand il pose son regard sur
ces collègues de voyage. Que pensent-ils eux? Ont-ils un refrain dans la
tête? Des souvenirs. Il lève la tête et s'attarde à regarder ses voisins.
Le jeune cadre dynamique, costard cravate, tiré à quatre épingles. Son attaché
case en accord avec sa montre et sa gourmette. Les cheveux gominés, les
souliers cirés. Brillant à l'intérieur comme à l'extérieur. Il est déjà dans
son job et son regard vous snobe.
La femme qui se maquille plus chez elle, pas encore au travail. Elle prend
l'espace temps, elle gomme, elle aplanit les rides de la nuit. Encore un peu de
mascara, le miracle s'accomplit, elle rayonne. Elle peut affronter le monde des
affaires.
Cet
adolescent, le casque sur les oreilles, les yeux roulant sur sa petite console,
il ne vous remarque même pas, vivant dans son monde virtuel. Il bat le rythme
de sa musique avec sa tête, pianotant sur son engin comme s'il inventait la
mélodie qu'il écoute. Il repartira sans laisser de trace.
Ce clochard qui en 2 minutes vous raconte sa vie, ses malheurs, sa haine de la
société. Discours auquel il ne croit même plus. Il quémande, fait l'aumône vous
tendant la main, passant sans s'arrêter. Une pièce par ici un ticket par là,
son maigre butin lui fera espérer un jour meilleur.
"Ce
monde souterrain, nouvelle génération de taupes nous sommes!" pense Paul.
Et son refrain lui hante sa mémoire.
Il voudrait, il en a besoin. Besoin de s'évader, de se dire ce n'est pas ma
station mais je sors, je quitte ce monde monotone pour mon imaginaire.
Puis, d'un coup au signal sonore, Paul se lève, saute la porte, fait le pas en
quelque sorte. Le pas, le seul, celui qu'il fallait oser, celui qui va le
guider, l'emmener vers un monde. Un autre monde.
Il se retrouve seul sur le quai voyant ce long serpent de métal se fondre dans
la nuit. Il est abasourdi d’avoir osé , hésitant un instant; une petite voix,
celle de la raison, penseront les timorés, lui dit: "Attend le prochain tu
pourras te remettre sur les rails de ta vie". Mais Paul ne l'écoute pas il
sait que c'est le moment, jamais il n'aura plus d'occasions si belles, jamais
plus il n'osera; donc c'est maintenant.
La vie ne le poussera plus, c'est lui qui bousculera sa vie.
Un jour nouveau se lève en gravissant les marches, Paul se redresse, déchargé d'un fardeau invisible. Le poids des ans évidemment mais aussi le poids de la routine. Il se sent léger mais inquiet un peu, c'est vrai il a osé, le premier pas il l'a fait, mais il faut que d'autres suivent pour avancer dans son nouvel environnement.
D'abord se dit-il prenons l'espace temps, plus cette contrainte; c'est déjà une grande liberté même si les habitudes étaient confortables en ce sens qu'on n'avait qu'à se laisser porter. Il décide donc de s'asseoir sur un banc public dans le square proche, c'est le printemps et les oiseaux sont déjà à leurs bavardages, leurs constructions et leurs amours; ce petit monde grouille pour qui veut les entendre, l'oreille peut être sélective, un petit effort et les bruits de la rue s'estompent laissant la place à ces sifflets et autres piaillements de moineaux.
Les arbres
finissent de sécher leurs feuilles fraiches de rosées aux rayons du soleil
naissant. Un air de fête envahit notre spectateur, il se remémore la chanson de
Trenet :"Je chante".
Les gens pressés le regardent d'un air inquiet, troublant leur routine.
Ils n'aiment
pas, les gens, qu’on s'arrête, essayez de vous arrêter sur un trottoir pour
regarder un nuage rouler dans le ciel, on va vous apostropher, sans vous parler
bien sûr, des réflexions vont fuser. Comme quoi vous empêchez les personnes de
vaquer, de courir à leurs occupations, leurs obligations.
Obligations surtout, sinon ils seraient plus à l'écoute.
En face, un
bruit l'interpelle, il vient de la boutique florale ; un pot est tombé et
les fleurs reprennent leur liberté sur ce macadam hostile. Paul se précipite,
il commence à ramasser et former un bouquet anarchique; lorsqu'il lève la tête
et tombe nez à nez avec une beauté. Un visage rayonnant le bonheur, lui sourit,
un peu inquiet. Une chevelure de feu enflamme ce visage qui vous mange de ses
yeux verts.
« Juste ces fleurs... tombées ... je ramassais; bredouille t'il !
- Merci, ce n'est pas grave dit-elle en souriant, je vous remercie. »
Paul, voit ce visage s’illuminer et reste bouche bée, les fleurs pendant
au bout de son bras, il reste ainsi un bon moment jusqu'à ce que
- Ça va monsieur? Venez, rentrez un peu vous reposer.
Il l'a suit dans l'arrière boutique ou un petite table trône au milieu de
la pièce, une gazinière dans le coin, coincée entre un petit frigo et une
étagère. Il s’assit sur la chaise que lui présente la jeune femme.
- Je m'appelle Véronique, Véro pour les proches.
- Bonjour! Moi c'est Paul, excusez moi pour le dérangement!
- Le dérangement? Mais non c'est moi qui vous invite, je vous offre à
boire? Vous m'avez l'air de sortir d'un rêve ça va?
- Oui merci, juste un peu déboussolé.
Maintenant ça va !